Technologie de rupture, innovation disruptive, open innovation, changement de paradigme, principe d’innovation : le terme est omniprésent et le procédé identique. Dans la pensée occidentale, l’innovation passe forcément par la rupture, par la création de nouveaux outils et par la bonne idée au bon moment. Est-il possible de penser autrement l’innovation ?
Et si les Chinois avaient une approche radicalement différentes de l’innovation? C’était le thème du dernier atelier de réflexion proposé par Transit-city avec pour invité François Jullien, philosophe, sinologue. François Jullien étudie depuis des années, ce qu’il nomme l’écart entre la philosophie européenne (grecque) et la philosophie chinoise. Il a présenté à cette occasion sa vision et quelques concepts de la pensée chinoise en matière d’innovation. Des propos passionnants qui racontent comment penser l’innovation demain, voici ce que j’en ai retenu :
L’innovation vient-elle forcément de la rupture ?
La pensée européenne à la culture de la rupture, explique François Jullien. Il y a toujours eu en Europe une mythologie de la rupture, (Copernic, Galilée). L’Europe a toujours pratiqué une rupture de la pensée. Cette mythologie européenne consiste à rompre l’idée même du temps : l’avant et l’après (terme divin), c’est aussi l’idée de Platon de créer la cité idéale, de remettre en cause ce qui a existé. C’est sur cette même notion que s’est construit le mythe de la Révolution. Dans la pensée Européenne, pour qu’il y ait innovation il doit y avoir rupture et création de nouveaux outils (première révolution industrielle, deuxième, troisième). Ce n’est que par la révolution de la pensée que l’on peut innover.
La pensée chinoise est, au contraire, dans une transition continu, le monde ne meurt et ne renait pas chaque jour, il n’y a pas d’idée de grand soir ou de tombée de rideau théâtral. Dans la pensée chinoise, le monde est un flux d’énergie qui se régule et qui se renouvèle, explique François Jullien. En chine, l’innovation ne passe pas par l’idée de rupture mais par celle d’avancer en mettant ses pas dans les pas de l’autre, avec l’idée de réchauffer l’ancien pour créer du nouveau, sans jamais couper le cours des choses.
Face à cette mythologie européenne de la rupture dans la pensée de l’innovation, le philosophe François Jullien, met en miroir quatre concepts chinois :
Le concept de la transformation silencieuse
Dans la pensée chinoise, la transformation silencieuse est une innovation qui chemine sans bruit, un déplacement presque souterrain que l’on ne voit pas, un murmure que l’on entend à peine. C’est une perception des sens différente. La pensée Européenne, avec la philosophie grecque (une pensée par perspective) a toujours privilégié la vue. C’est par la vue que l’on découvre (d’ou l’idée de l’objet par rapport au sujet) mais la vue est rarement globale, plutôt locale, frontale et discontinue.
Dans la pensée Chinoise au contraire, on entend avant de voir, l’ouïe, est le sens du global et du continu. L’innovation passe par ce chemin silencieux avant d’apparaitre de manière bruyante et éclatante.
La pensée chinoise est la pensée du processus, du global et du continu. Ce concept a lui seul semble défaire le grand mythe européen de l’innovation. Pour les chinois tout n’est que processus global, le réel est un flux d’énergie en mutation continue, il n’y a pas de rupture possible.
Le concept de l’amorce discrète
Pour la pensée chinoise il n’y a pas d’idée de premier jour, de cause première. Les chinois n’utilisent pas le mot genèse et préfèrent celui d’amorce, un terme pratique et non théorique. Avec l’idée de l’amorce débute le champ des possibles. L’amorce consiste à se demander si çà va morde, si çà va prendre. Face aux spectaculaires effets d’annonces médiatiques de la pensée européenne, la Chine préfère l’amorce tel un évènement discret que l’on gère, jusqu’au terme stratégique. L’innovation, dans la pensée chinoise, consiste à lancer des amorces, un long chemin silencieux, le temps d’observer ce qui prend ou ce qui ne prend pas.
Le concept de maturation
Ce terme de maturation s’oppose au terme européen de la modélisation. L’art chinois de la maturation c’est l’art de l’agriculture, de la culture de la plante, du semi, de la graine et du temps de travail nécessaire pour la pousse. Alors que la stratégie européenne de l’innovation relève de la pro activité (Euréka), le stratège chinois, lui, laisse murir. Ni volonté de vouloir accélérer les choses, ni passivité mais une action discrète, celle de biner, de cercler, de rendre le terrain meuble, bref d’accompagner.
Face au mythe européen de l’innovation par la modélisation la chine nous apprend à faire murir, à percevoir le discret et à penser moisson plutôt que objectif. La chine ne s’aventure d’ailleurs sur un nouveau marché que lorsque celui est parfaitement mûr.
Le concept du moment
Dans la pensée chinoise, on prépare le terrain, on amorce, on fait murir puis on cueille, c’est le moment, l’occasion. Ce moment n’est celui de la pensée européenne, conçu comme un moment bref, une occasion à ne pas rater, le bon moment qui ne se reproduira plus. Dans la pensée chinoise, l’occasion n’est pas dans ce moment final mais au contraire le moment de la semence.
Pour aller plus loin :
François JULLIEN, philosophe, sinologue, titulaire de la chaire sur l’altérité au collège d’études mondiales de la Fondation Maison des sciences de l’homme est l’auteur notamment de « Traité de l’efficacité » et de « Les Transformations silencieuses ». son dernier livre Nourrir sa vie , vient de sortir en librairie.