Les prochaines élections municipales auront lieu les 15 et 22 mars, dans 35 000 communes. Mais qui suis-je quand je vote? le résident qui « habite »? où bien le « passant-mobile » qui bouge? Quel lien la mobilité entretient-elle avec la démocratie? et vice versa.
Le scrutin municipal est ouvert à tous les électeurs français résidant dans la commune ou y payant des impôts : les citoyens votent sur leur lieu de résidence. Dans le même temps, ils investissent quotidiennement d’autres territoires sur lesquels ils se déplacent: aller dans une commune voisine pour faire les courses ou se rendre chez le médecin; pour prendre le train ou le RER et y laisser sa voiture; pour aller travailler et participer tous les jours aux activités d’un territoire sur lequel ils ne résident pas. Si le citoyen « habitant » peut s’exprimer politiquement, Quant est-il du citoyen « mobile »? Voici quelques éléments de réflexion :
Pour le Géographe Jacques Lévy, Professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, « Il existe des contradictions entre les territorialités de la gestion de l’espace local politique et la mobilité ». Dans un entretien pour la revue TEC MOBILITE INTELLIGENTE, ce spécialiste de la géographie politique explique cette « discordance » entre mobilité et territorialité politique:
« Les gens, par exemple, votent sur leur lieu de résidence, mais se déplacent quotidiennement sur d’autres territoires en bus, en métro, en train ou en voiture. À quel moment, en tant que citoyen, sont-ils interpellés pour dire ce qu’ils souhaitent en matière de mobilité ? Il y a une contradiction entre la manière classique dont on construit une politique publique et l’importance de la mobilité. Cela pose un problème de discordance entre la place de la mobilité dans la vie sociale et l’inexistence de lieu qui permettrait d’intégrer les mobilités dans une territorialité politique »
La démocratie du passant?
De son côté, le sociologue Eric le Breton questionne depuis longtemps ce lien entre mobilité et démocratie. Dans « Société mobile : vers une politique des mobilités ? Une exploration autour de cinq enjeux », Eric Le Breton fait une distinction entre « l’habitant », le citoyen qui vote, et le « passant » qui participe aux activités d’un territoire sur lequel il ne réside pas :
« Dans le droit français, la citoyenneté est fondée sur l’habitant et plus précisément le résident, qui est l’entité de base du recensement général de la population (RGP). Le RGP est imposé par la loi et ses résultats ont une dimension réglementaire. C’est à partir d’eux que l’on dénombre et localise les résidents, ensuite inscrits sur les listes électorales. Or, nos concitoyens mobiles passent de plus en plus de temps loin de leurs communes de résidence et ils inscrivent des appartenances, des relations et des activités dans de multiples territoires. Alors, si les membres de la société mobile peuvent s’exprimer politiquement, en citoyens-habitants, sur leurs espaces de résidence, ils n’ont pas accès aux débats politiques dans leurs espaces de travail, de vacances et dans les autres lieux où s’ancrent des dimensions de leurs vies et de leurs identités. Si l’on fait du « passant » l’homme ou la femme typique de la société mobile, force est de constater que le passant n’existe pas en termes politiques et de citoyenneté ».
Espaces mobiles / Espaces résidentielles
Comment prendre en compte ceux qui travaillent aux activités d’un territoire sur lequel ils ne résident pas ? Le sociologue observe et décrit ces décalages entre » les espaces mobiles »et les « espaces résidentiels » à travers deux exemples : celui du quartier de la Défense et celui du Forum des Halles à Paris :
« La Défense offre un bon analyseur du hiatus entre l’habitant et le passant. 20 000 personnes y résident. 200 000 personnes y travaillent. À longueur d’année, ces salariés mangent à La Défense, fréquentent les salles de sport, font leurs courses et confient leurs enfants aux crèches de leurs entreprises. Ces passants ont un usage quotidien et durable du site, sans accéder aux discussions publiques concernant ses aménagements et transformations, réservées aux habitants. Les établissements publics d’aménagement de La Défense et de gestion du quartier d’affaires de La Défense ont mis en place des forums défensiens, des moments de dialogue avec les habitants et les salariés. Las, les procès-verbaux des rencontres montrent que les salariés sont absents et que ne sont abordés que des problèmes de résidents. Les cadres de La Défense demeurent en lisière des discussions sur les enjeux du site. Par contre, ils ont accès de plein droit aux débats dans leurs communes de résidence où, à longueur de semaine, ils ne font pas forcément grand-chose ».
« La récente transformation du Forum des Halles à Paris offre un autre analyseur des tensions entre les figures du passant et de l’habitant. Le site réunit la gare de Châtelet-Les Halles, l’une des plus importantes d’Île-de-France, un centre commercial et les jardins situés au cœur de Paris, entre la Bourse de commerce et l’Église Saint-Eustache. Le quartier administratif des Halles compte 6 000 habitants. En élargissant au 1er arrondissement, on atteint 16 500 personnes. Voilà pour les habitants. Du côté des passants, 150 000 personnes fréquentent tous les jours le Forum des Halles, et 100 000 personnes utilisent quotidiennement les gares du métro et du RER. Pour qui et avec qui faut-il réaménager les Halles ? Pour les 6 000 habitants du quartier ? Pour les 16 500 résidents du 1er arrondissement ? Ou pour les centaines de milliers de passants parmi lesquels des touristes, des chalands, des SDF, des salariés, des jeunes en balade le samedi après-midi ? Quelle catégorie de population est la plus légitime à donner son point de vue et, partant, à fixer la nature des équipements et des aménagements du site ? (Baudouin et al. 2007). »
Comment prendre en compte le passant en termes politiques et de citoyenneté?
Quels fonctionnements institutionnels permettraient l’expression politique de la société mobile? Comment appréhender la figure du passant dans sa complexité? s’interroge Eric le Breton:
« Tous comptent, mais quels droits du ou des passant(s) inventer, où chacun aurait sa juste place ? Quels dispositifs concevoir pour permettre aux passants de se faire entendre dans les débats publics ? Gerald Frug (1999) imagine d’accorder aux électeurs le droit de voter dans cinq communes différentes : les communes de résidence, de travail, d’étude des enfants, la commune de naissance et une dernière commune, au choix de la personne. Vont dans ce sens les réflexions françaises autour des parlements métropolitains, qui aboutiraient à la disparition des communes et permettraient aux citadins de s’engager sur des enjeux métropolitains. Comment représenter des populations de passants ? Peut-on imaginer l’élection, un jour, d’un élu représentant les utilisateurs des TGV, les touristes à Paris ou les réfugiés politiques ? »
Eric Le Breton, « Société mobile : vers une politique des mobilités ? Une exploration autour de cinq enjeux. », EspacesTemps.net. Travaux, 2018